Novembre 2022
Tour de passe-passe de la Région
pour sauver in extremis un permis chancelant
En mars 2019, IEB et l’ARAU, regroupés au sein de la Platform Pentagone, avaient déposé un recours au Conseil d’État contre le permis d’urbanisme de la réaffectation de la Bourse en Beer Temple. En juillet dernier, l’Auditeur avait rendu son avis qui concluait à l’atteinte au patrimoine dénoncée par les associations. Le percement du socle du bâtiment et la pose d’une extension (la fameuse gaufre géante) sur le toit constituaient bien, selon lui, une violation de l’article 232 du CoBAT qui prévoit que « nul ne peut démolir en tout ou en partie un édifice classé » : autant dire que le permis avait du plomb dans l’aile ! Les plaidoiries devaient avoir lieu la semaine dernière, mais au dernier moment, la Région a retiré le permis querellé et, simultanément, délivré un nouveau permis assorti d’une motivation « plus claire », peut-on lire dans la presse.
Une stratégie déjà maintes fois utilisée par la Région lorsqu’elle sent que, face aux moyens juridiques développés par les requérants, un permis querellé n’a aucune chance de survie : en annulant l’objet du recours, c’est toute la procédure qui est réduite à néant et doit être reprise à zéro. Un pied de nez aux associations mais aussi au Conseil d’État qui, dans d’autres dossiers déjà, n’avait pas caché son agacement face à ces manœuvres dilatoires.
Car il s’agit bien évidemment de gagner du temps et de passer en force, mettant ainsi à mal l’un des rares moyens dont disposent habitants et associations pour s’opposer à des projets qui menacent leur cadre de vie. La fin d’un épisode d’où la Région ne sort pas grandie, mais certainement pas la fin de la saga du Beer Temple…
L’occasion de rappeler les raisons de ce recours et de cerner les enjeux du dossier.
Qui sont les requérants ?
Le recours au Conseil d’Etat est porté par :
- IEB (Inter-Environnement Bruxelles)
- l’ARAU
- Une habitante du centre-ville
Qui est la partie adverse, attaquée par le recours ?
- La Région bruxelloise, en tant qu’autorité qui a délivré le permis.
Qui est le demandeur du permis ?
- La Régie foncière (de la Ville de Bruxelles), en tant que propriétaire du bâtiment.
Quels sont les points principaux sur lesquels porte le recours ?
- Atteintes au patrimoine : « L’acte attaqué autorise la destruction partielle d’un monument classé par l’ouverture de nouvelles baies aux entrées latérales, la destruction du soubassement du côté de la rue au beurre, la destruction d’une partie des verrières, la destruction du revêtement du sol, et l’atteinte aux vestiges archéologiques ».
- Percement du socle : Alors que le bâtiment est classé, le projet prévoit l’éventrement du socle pour y placer une entrée aux portes vitrées et coulissantes. Dans la description de leur projet, les concepteurs ne parlent pas de démolition mais de « soustraction de la matière » et de « formes soustractives ». Le caractère réversible de cet éventrement, qui aurait éventuellement pu justifier l’octroi du permis, n’est pas démontré ni même évoqué, ni dans le projet, ni dans le permis lui-même. Critiquée sur ce point, en amont de l’enquête publique, la Ville avait un moment affirmé que les pierres du soubassement seraient conservées, numérotées et enterrées sous le site, mesures qui suffisaient, selon elle, à garantir la réversibilité du percement du soubassement.
- Pose d’une « gaufre » surmontant le skybar Bien que considérablement réduite comparée à sa version initiale, cet appendice est également discutable, du point de vue patrimonial, et les explications fournies sur son caractère réversible par les concepteurs du projet, peu convaincantes.
- Percement d’une large trouée dans les vestiges du XIIIe siècle Sous le prétexte de « mettre en valeur » les vestiges d’un couvent du XIIIe siècle, il est vrai très médiocrement valorisées à l’heure actuelle, la solution préconisée est de percer de larges brèches dans les murs des XIIIème et XVème siècles et de détruire quelques caveaux au passage dans le chœur de l’église.
2. Projet abusivement qualifié « d’équipement collectif »
« L’acte attaqué autorise l’exploitation, au sein de la Bourse de Bruxelles d’une « galerie et centre d’expérience de la bière belge » et de différents commerces HORECA en intérieur, ainsi qu’un « skybar » en terrasse sur la toiture, alors que le bâtiment se situe en zone d’équipement d’intérêts collectifs et de service public où ne sont pas autorisés les espaces commerciaux sauf s’ils sont le complément usuel des équipements ».
3. Rapport d’incidences léger et erreurs d’appréciation dans la délivrance du permis
En substance, il est reproché à l’autorité chargée de la délivrance du permis (la Région Bruxelles-Capitale) de s’être contentée d’un rapport d’incidences ne prenant pas en considération suffisamment d’aspects du projet et d’avoir trop peu tenu compte des réserves et conditions exprimées dans le cadre de la commission de concertation.
Quand est né ce projet ?
L’annonce d’un projet de « Beer Temple » remonte à fin 2013 et il est porté par :
- Philippe Close, alors échevin du Tourisme de la Ville de Bruxelles, aujourd’hui bourgmestre,
- Sven Gatz, alors Directeur de la Fédération des Brasseurs, auparavant chef de groupe OpenVLD au Parlement flamand. Revenu en politique depuis, il est aujourd’hui Ministre des Finances de la Région Bruxelles-Capitale dans le gouvernement Vervoort III,
- Nel Vandevannet, peu connue du grand public, cette proche collaboratrice de Philippe Close est partie prenante du projet depuis ses début. Elle est aujourd’hui chef du projet BourseBeurs pour la Ville de Bruxelles,
- Krishan Maudgal , actuel Directeur de la Fédération des Brasseurs, il est également impliqué dans le projet dès ses débuts. Il fait aujourd’hui partie du Conseil d’Administration de BourseBeurs,
- Charles Leclef, directeur de la Brasserie Het Anker.
Au fil du temps, le nom du projet évoluera suite à l’effet repoussoir provoqué par l’annonce d’un « Beer Temple », passant par une phase transitoire, pas plus heureuse, de « Beer Palace », et finalement renommé « Belgian Beer Experience ».
Par qui ce projet est-il porté juridiquement ?
C’est aujourd’hui une Régie communale autonome, dénommée BeursBourse, qui incarne, englobe et gère le projet de transformation de la Bourse. Ses membres sont :
- 5 non-élus : Charles Leclef (Président), Krishan Maudgal, Margot Vogels, Nel Vandevannet, Patrick Mullie
- 6 élus du Conseil Communal : Philippe Close (Vice-Président), Arnaud Pinxteren, Geoffrey Coomans de Brachène, Riet Dhont, Mary Nagy, Mohammed Ouriaghli
Combien coûte le projet ?
Le montant initialement annoncé était de 25 millions d’euros, sous forme de Partenariat-Public-Privé, soit :
- 20 millions d’argent public provenant de la Région, de l’Etat Fédéral (via Beliris) et de l’Europe (Fonds FEDER) y inclus la valeur estimée du bâtiment (5 millions)
- 5 millions de fonds privés, apportés par le privé (Fédération des Brasseurs)
Les derniers montants connus (mai 2021) parlent aujourd’hui de 51.220.000 € :
- Fonds publics,
- FEDER : 7.220.000 €
- Ville de Bruxelles : 10.000.000 €
- RégionBruxelles Capitale: convention“Image de Bruxelles-investissements” 12.000.000 €
- Fonds Fédéral “Relance et Résiliance” (fonds lié à la crise sanitaire du COVID-19) : 12.000.000 € Monuments et Sites : 5.000.000 €
- Fonds privés : 5.000.000€
Montant de la part du privé inchangé : depuis 2013.
Répartition de l’investissement de ce Partenariat-Public-Privé :
Public : 90,24%
Privé : 9,76%
Quelles sont les brasseries qui soutiennent le projet ?
- Dans la communication des porteurs du projet, il a toujours été dit que « 95 % des producteurs belges de bières le soutenaient, mais cette affirmation est surestimée, trompeuse, voire douteuse.
En effet, la « Fédération des Brasseurs » soutenant le projet est une asbl enregistrée à la Banque-Carrefour des entreprises depuis le 15 mai 2014 sous le nom de « BELGIAN BREWERS – BELGISCHE BROUWERS – BRASSEURS BELGES » (N.E. 552.705.208).
Sur son site internet (où l’on ne trouve aucune référence légale à cette asbl ni à une quelconque autre personnalité juridique), la « fédération » revendique une centaine de membres, parmi lesquels, les géants de la bière industrielle AB Inbev, Alken Maes, Duvel-Moortgat Palm. Or, la Belgique compterait près de 300 brasseries, on est donc loin des 95%, d’autant que, parmi les membres de la Fédération, il n’y a pas nécessairement adhésion à ce projet. Quant au nombre exact des brasseries qui sont en parties prenantes, c’est le flou artistique.
Qui sont les membres de l’Organe administratif de la Fédération des Brasseurs, asbl associée au projet ?
L’organe administratif compte une trentaine de membres, on y trouve
- d’une part, les géants de la bière industrielle INBEV Belgium, Alken MAES, Duvel-Moortgat PALM, ainsi qu’un producteur (?) et importateur de bières et de limonades, John Martin NV,
- d’autre part : quelques brasseries trappistes (Orval, Westmalle et Chimay), des brasseries d’importance moyenne (Bocq, Haacht, Omer,…)
- enfin, quelques plus petites brasseries artisanales ou bio (Silly, Brunehaut, Pirlot par ex).
Qui est le président de l’asbl « Belgian Brewers » ?
Il s’agit de Jean-Louis Van Den Perre, spécialiste de l’optimisation fiscale. Dans un entretien avec un étudiant de Solvay, il parle ainsi de lui :
« J’ai plus de 30 ans d’expérience en fiscalité. J’ai commencé en 1984 mes études fiscales à l’Ecole Supérieures des Sciences Fiscales. J’ai commencé en 1985 chez Peat Marwick.
Etudiant : C’est quoi ?
JL VdP : C’est l’ancien KPMG. Je suis resté 3 ans et puis je suis resté 12 ans chez Exxon comme fiscaliste international et puis presque 15 ans chez AB Inbev. Donc j’ai toujours été dans la fiscalité internationale, société,…
FL : Dans l’optimisation.
JL VdP : Oui voilà, mais aussi la gestion des risques évidemment. Parce que ce qui est important en fiscalité, c’est l’expérience. Il y a évidemment la base théorique à connaître, mais c’est en expérimentant, en étudiant des cas qu’on arrive à avoir le nez dedans je dirais.
FL : Et chez AB Inbev, votre fonction c’était ?
JL VdP : Responsable Global de la fiscalité, donc je faisais beaucoup d’international en fait. Je faisais assez peu Belgique, donc c’était Brésil, USA, Chine.
Les requérants sont-ils opposés à la restauration du bâtiment de la Bourse ?
Non, bien évidemment, ce n’est pas cette partie du projet qui est critiquée. Mais la restauration de parties du bâtiment ne peut justifier le percement de son socle ni les larges trouées pratiquées dans les vestiges du couvent du XIIIe siècle. La nature lucrative de la nouvelle affectation de la Bourse a également de quoi interpeller, en dépit des efforts de communication déployés pour mettre en avant la « réouverture de la Bourse au public ».
Quant au choix de ce lieu pour un musée de la bière, il y avait mieux à faire, en optant, par exemple, pour des bâtiments ayant anciennement abrité une brasserie, comme le long du canal, où elles étaient nombreuses.
Les requérants n’aiment-ils pas la bière ?
Bien sûr que si ! Mais des Musées de la Bière existent déjà à Bruxelles, véritables ambassadeurs de ce patrimoine dont nous sommes fiers, et qui mériteraient d’être mis en valeur, plutôt que de promouvoir à coup de millions d’argent public un projet dont les bénéficiaires seront essentiellement des géants de la bière industrielle.
A visiter, si vous aimez vraiment la (bonne) bière :
- la Musée schaerbeekois de la Bière
- le Musée bruxellois de la Gueuze, à la Brasserie Cantillon
- la Brasserie de la Senne et ses visites guidées
- le Beer Museum de la Grand Place
Les requérants n’aiment-il pas leur (centre-) ville ?
Si ! Mais ce centre-ville doit rester habitable, or la tournure prise par les aménagements successifs, réalisés ou projetés au nom de « l’attractivité touristique », tendent à le transformer en parc à thèmes où les conditions d’habitabilité sont de moins en moins remplies, à l’instar de villes comme Barcelone, Lisbonne, Dubrovnic et bien d’autres. La transformation de la Bourse en « Belgian Beer Experience » ne fera que contribuer à cette mutation non souhaitable vers un centre-ville consumériste et événementiel.
Visuels du projet BeursBourse
Communiqué de presse – 27 mars 2019
Absence de débat démocratique, marchandisation d’un équipement public, atteinte à un patrimoine classé et folklorisation du centre historique : IEB, l’ARAU et des habitants ont introduit un recours en annulation devant le Conseil d’État contre le permis relatif au réaménagement de la Bourse en « Centre d’expérience de la bière ».
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